
« Les obstacles ne sont pas dans nos corps, mais dans l’environnement et les attitudes sociales. Le handicap est une opportunité d’innovation. » Lorsque Haben Girma prononce ces mots, elle ne se contente pas de parler d’accessibilité, elle remet en question tout un système qui a historiquement défini, marginalisé et médicalisé les personnes différentes. Derrière cette vision révolutionnaire se cache une histoire familiale tout aussi exceptionnelle.
La résistance féminine comme héritage matrilinéaire
Née en 1988 en Californie, Haben Girma est l’héritière d’une lignée de résilience féminine. Sa mère, femme érythréenne, a défié les conceptions traditionnelles de fragilité féminine en traversant le désert soudanais à pied pendant la guerre d’indépendance. Dans un monde où les femmes, particulièrement celles racisées, sont supposées accepter passivement leur sort, cette mère a osé prendre le contrôle de son destin et par voie de conséquence celui de ses enfants. Ce courage coule dans les veines d’Haben, qui transforme systématiquement chaque « impossible » en occasion de réaffirmer que la place d’une femme est où elle le souhaite. C’est précisément cet esprit de détermination qui l’a conduite à investir des espaces traditionnellement fermés aux personnes porteuses d’un handicap.
Conquérir des espaces conçus par et pour les « valides »
L’université, et particulièrement les établissements d’élite comme Harvard, sont des institutions historiquement créées par et pour les personnes « valides ». Haben Girma ne s’est pas contentée d’y entrer, elle y a excellé. Diplômée avec les honneurs du Lewis & Clark College, elle devient en 2013 la première personne sourde-aveugle diplômée de Harvard Law School. Pour communiquer, elle refuse d’adapter son corps aux attentes normatives et développe à la place un système qui oblige les autres à s’adapter à elle : un clavier connecté à un afficheur braille. Ce renversement des dynamiques de pouvoir est profondément féministe. Ce n’est plus à la femme en situation de handicap de s’adapter au monde, mais au monde de s’adapter à elle. Armée de cette philosophie et de sa formation juridique, elle a transformé sa propre expérience en combat collectif.
Le droit comme outil de justice sociale et d’égalité
En choisissant le droit, Haben Girma s’approprie un outil de pouvoir traditionnellement masculin pour défendre les droits des personnes marginalisées. Son action contre une entreprise de commerce électronique pour son site web inaccessible n’est pas qu’une victoire technique, c’est une affirmation que les espaces numériques, nouveaux territoires de pouvoir économique et social, doivent être accessibles à tous les corps, y compris les corps féminins handicapés. Reconnue comme « Champion of Change » par la Maison Blanche, elle pénètre les sphères de pouvoir traditionnellement masculines pour y imposer une vision inclusive. À travers ces combats, elle incarne parfaitement les multiples dimensions de l’oppression contre lesquelles elle lutte quotidiennement.
Intersectionnalité incarnée : race, genre et handicap
Haben Girma ne se contente pas de théoriser l’intersectionnalité, elle la vit. Femme noire d’origine érythréenne en situation de handicap, elle combat la triple invisibilisation qui frappe les femmes handicapées racisées. Elle dénonce explicitement l’infantilisation des femmes en situation de handicap, cette tendance patriarcale à les traiter comme des enfants éternelles, incapables de sexualité, d’autonomie ou de leadership. Sa simple présence dans des lieux de pouvoir traditionnellement dominés par des personnes valides est à un acte de résistance. Chaque conférence qu’elle donne, chaque entrevue qu’elle accorde, est une réappropriation de l’espace public dont les femmes handicapées sont systématiquement exclues. Cette visibilité qu’elle revendique s’accompagne d’un refus catégorique d’être perçue uniquement à travers le prisme de son handicap.

Refus de l’objectification et de la victimisation
Dans une société qui réduit constamment les femmes à des objets, soit de désir soit de pitié, Haben Girma rejette catégoriquement ce qu’elle nomme « l’inspiration porn », cette tendance à objectifier les personnes en situation de handicap comme sources d’inspiration pour les autres. Ce refus d’être réduite à un objet d’inspiration fait écho aux luttes féministes contre l’objectification des corps féminins. Haben exige d’être reconnue comme sujet agissant, créatrice de valeur sociale, et non comme objet de contemplation inspirante ou de compassion paternaliste. À travers cette position forte, elle nous invite à repenser fondamentalement notre vision de l’inclusion.
Un monde pour tou.s.tes
Le message le plus puissant d’Haben Girma : l’accessibilité n’est pas une faveur accordée aux personnes en situation de handicap, mais un droit fondamental et une opportunité de créer un monde meilleur pour toutes et tous. Elle nous rappelle que, tout comme le féminisme ne libère pas uniquement les femmes mais l’humanité entière des carcans du patriarcat, l’accessibilité ne bénéficie pas qu’aux personnes handicapées mais à la société dans son ensemble. Prenons l’exemple des sous-titres, initialement conçus pour les personnes sourdes, mais désormais utilisés universellement. Ou encore les rampes d’accès, conçues pour les fauteuils roulants, qui aident aussi les parents avec poussettes et les voyageurs avec valises.
Par son parcours, Haben Girma nous invite à imaginer un monde où la diversité humaine n’est plus perçue à travers le prisme réducteur de la norme du validisme, mais célébrée comme notre plus grande richesse collective.